17/12/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 259

Kleworegs reprit la balle au bond. Il se piquait d’éloquence et aimait en faire montre. La relation du forgeron avait été un pesant interlude. Il aurait tant préféré tout raconter lui-même. Mais qui professe l’idée que l’homme au cœur d’un événement est toujours le mieux placé pour le narrer doit mettre ses actes en accord avec ses dires. Dieux merci, Pewortor n’avait pas été trop long ! La foule sentit néanmoins son plaisir quand il reprit son récit. 
  
– Je vous ai dit ma fureur devant la désertion de nos forgerons. Elle avait encore grandi. A quoi bon tenir la horde à merci ? Le butin était loin. Soudain apparut, tout fringant, Egnibhertor. Je l'insultai... En toute justice, j’eusse mieux fait de réserver colère et reproches à ceux qui n’étaient pas là, plutôt qu’à celui qui venait se rallier, même tard...  
... Il ne réagit pas. Il se contenta, comme s’il n’avait rien entendu, de sortir d’une besace un disque de bronze poli. Il le fit jouer dans les rayons du soleil naissant, renvoyant dans les yeux de nos ennemis des reflets qui visaient autant à attirer leur attention qu’à les éblouir. En même temps, il nous cria, pour que nous l’entendions tous, que ses amis, victorieux, nous attendaient à la sortie du défilé. Sans désemparer, il se tourna vers la horde et répéta le début de ce qu’il m’avait annoncé. Si cette nouvelle nous réjouit, elle ne leur fit au début aucun effet. Quand il la leur eut criée plusieurs fois, sortant à chaque reprise un nouveau bijou, puis, à la fin, l’espèce de bannière qui avait décoré leur chariot de tête, ils comprirent. Ces cris dominant le fracas du combat n’étaient pas un mensonge destiné à les effrayer et à saper leur moral, mais l’expression de la pire réalité à laquelle ils pouvaient s’attendre : leur butin était entre nos mains… 
… Ils avaient pu en douter tant qu’Egnibhertor présentait les joyaux. Leur bannière prise et brandie par l’un des nôtres ne laissait plus place à l’équivoque. Il y eut un brusque flottement dans leurs rangs. J’en profitai pour me porter au contact de leur chef. J’échangeai avec lui une longue série de passes. Mon assiduité aux danses guerrières, par l’agilité qu’elle m’avait donnée, me sauva plusieurs fois la vie. Bien qu’il m’eût trois fois frôlé de très près de sa hache, j’en vins à bout en l’éventrant de la pointe de mon glaive. Dans un dernier assaut, il parvint à fendre mon bouclier et le tranchant de son arme m’entama le gras du bras (Voyez, j’en porte encore la trace !). Il s’écroula sur cet ultime sursaut. Egnibhertor fit flotter encore plus haut la bannière. Il cria, plus fort que tout ce qu’il avait clamé auparavant, une phrase qu’il n’eut pas besoin de me traduire plus tard quand il me commenta son intervention. Ce “ Votre chef est mort ! ” convainquit les Muets, déjà touchés par la prise de leur enseigne. Nos prétentions n’étaient pas vaine rodomontade. Ils ne tardèrent pas qui à jeter les armes et à crier pitié, qui à tenter de fuir. Les plus nobles d’entre eux, pour leur part, préférèrent, dans leur volonté d’échapper à la captivité, se lancer sur la pointe de nos glaives. Nous leur permîmes cette mort digne. Ils étaient sans nul doute des brigands et des pillards, mais savaient se battre. Ils auraient fait des captifs trop dangereux pour leur laisser la vie, sauf à les mutiler et à les rendre impropres à tout travail. De tels hommes méritent qu’on les autorise à mourir. Les nations impures n’ont pas ces scrupules. Elles les privent d’un membre, de la vue, ou les torturent pour empêcher qu’ils ne se rebellent...

15/12/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 258

La foule se mit à rire : “ T’inquiète pas ! ” “ C’est pas grave ! ” “ Elle est bien bonne ! ”. Sa remarque facétieuse les avait conquis. Ils étaient à présent de tout cœur avec lui. Ils l’encouragèrent.
– On te le décomptera pas dans le partage du butin... Où irions-nous, sinon ? ... Continue !
– Bon ! Alors, comme je vous l’ai dit, on a massacré tous les Muets. J’ai envoyé Egnibhertor prévenir Kleworegs que nous nous étions emparés de leurs chariots et de leur butin, et qu’il pouvait venir. De notre côté, nous sommes entrés voir ce qu’il y avait dedans. Des bijoux partout, des tissus, des fourrures, des objets rares, jamais vus. Puis j’ai pénétré à l’intérieur du quatrième. Il y avait toujours des tissus, quelques coffres et, tout au fond, jetée comme un paquet de hardes sales, une femme attachée, nue et couverte de blessures. Elle n’avait pas une demi-main de peau intacte, tant elle était couverte de bleus, d’ecchymoses, de striures, et toutes autres marques de sévices. On aurait dit qu’elle avait été mordue par une horde de loups pendant qu’elle roulait du haut en bas d’une colline. En plus, ils avaient abusé d’elle par tous les trous, comme les bêtes qu’ils sont. Je m'en suis approché, avec des gestes rassurants. Derrière ses paupières croûteuses, elle me verrait et saurait que je ne lui voulais aucun mal. Elle n’a pas bougé et j’ai coupé ses liens. Elle a fait un grand effort pour décoller ses paupières et ouvrir ses yeux, et m’a regardé avec crainte. Je lui ai souri et lui ai tendu un linge pour se couvrir. Elle a compris. Je n’étais pas un ennemi. Elle s’est soulevée et a tenté de me sourire. Ce ne lui était pas facile. Elle avait le nez écrasé, les lèvres fendues, les dents brisées, et ses yeux pochés étaient cernés de bleus répugnants. Malgré tout cela, on sentait qu’elle avait été très belle, mince, souple, avec les traits délicats d’une jeune ner. Cette beauté m’étonna d’autant plus qu'elle était noire, ou si sombre que je ne trouve pas d’autre mot...
... Elle finit de se soulever. Au prix de je n’ose imaginer quelles peines, elle se mit debout. Elle s’avança à pas lents, me désigna un coffret, celui que Kleworegs vous a laissé voir, avec son décor en croix à branches cassées. Elle me fit signe de le prendre et, jusqu’à ce que je dépose mon poignard et m’en saisisse, n’eut de cesse de répéter : “ K’rawal, k’rawal ! ”... Ça devait être son nom. Enfin, je le pris et l’ouvris, après avoir cherché un long moment comment faire. J’avais fini d’en trouver le secret. Je relevai la tête. Elle avait en main ma fidèle lame de tant d’années, avec laquelle j’avais coupé ses liens. Quelle sombre ironie ce serait d’en périr ! Je me mis aussitôt en garde, tenant le coffret à bout de bras pour l’empêcher de m’approcher. Où avait-elle trouvé, après toutes ses épreuves, assez de vigueur pour s’en emparer ? Elle eut un nouveau sourire et, avec calme, le posa entre ses côtes. Puis elle l’enfonça d’un sec coup de poignet, et se perça le cœur...
... Je poussai un cri de surprise. Il fit accourir plusieurs compagnons, prêts à intervenir et à me porter secours, quoique je serais bien fâché qu’ils le fissent s’ils me voyaient me battre à un contre un. Quand ils la virent étendue morte, mon arme favorite lui perçant le flanc, ils s’exclamèrent et m’interrogèrent, tout surpris. Nous ne faisons pas la guerre aux femmes, et nous sentirions déshonorés de tuer un adversaire nu et désarmé comme ma victime présumée. J’expliquai ce qui était arrivé. Malgré sa peau noire, elle avait agi en vraie fille de ner, refusant de survivre à la honte. Son geste le prouvait. Elle était dans son pays de haute caste et de noble lignée. Il serait bon de l’honorer comme un guerrier, puisqu’elle était morte de la manière la plus digne... Enfin, les prêtres décideraient, mais j’espérais qu’ils penseraient comme moi...
... Maintenant, je vous ai dit ce que j’ai fait, mais c’est notre roi qui connaît le mieux la suite. Il va vous conter comment qu’il a vaincu la horde, et comment que nous avons terminé notre expédition.

14/12/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 257

– Prêtres, rois, frères guerriers, et vous tous, amis venus de tout Aryana, le roi Kleworegs vous a raconté comment qu’il s’est bien battu contre les Muets. Je parle moins bien que lui, parce qu’il est roi et moi simple guerrier, mais je suis sûr que vous voudrez savoir comment que moi et les auxiliaires, on s’est emparé du trésor de la horde. Notre roi le dit toujours, celui qui a fait quelque chose en parlera toujours mieux que celui qui l’a vu, et plus encore que celui qui en a ouï-dire. Je devrais donc vous en parler le mieux, puisque je l’ai fait et préparé de bout en bout, depuis le moment que j’ai vu le camp et les collines...
... Il vous a parlé du défilé. Au premier regard, j’avais eu une certitude. Si nos ennemis s’échappaient, ce serait par-là. Une fois entre ses parois, ils se retrouveraient dans un lacis de petites vallées étroites, faciles à défendre. Ils nous sèmeraient à leur guise. Je savais l’importance, pour nous, de nous emparer de leurs chariots, pour eux, de les mettre à l'abri. Ils essaieraient sitôt que nous attaquerions. Ça leur serait facile. Notre position nous interdisait de les encercler à leur insu. Et était-il meilleur refuge qu’au-delà de cette porte dans le mur des collines ? ...
... Je pris ma décision. Dans le noir propice, la distance entre les bosquets où nous guettions et l’entrée du défilé pouvait être couverte vite et, surtout, dans la plus complète discrétion. La nuit était noire, le ciel nuageux. Un peu avant l’aube, nous parvenîmes, après un large coude, à la trouée. Elle formait, au bout de cinq ou six mains de pas, un angle. Il ralentirait ceux qui l’empruntaient et nous pourrions, surtout, nous y cacher et dissimuler nos préparatifs. Ils étaient simples. Nous établîmes un barrage de pierres et de branchages assez fort pour arrêter, ne serait-ce qu’un bref moment, les bœufs. De ce bref moment, nous ne doutions pas de faire le meilleur usage. Nous saisirions les biens des Muets vils. Il faisait encore nuit quand nous finissâmes. Il ne nous resta qu’à nous camoufler dans des anfractuosités et attendre. Ce ne fut pas, tant il faisait sombre, le plus aisé, mais nous y arrivîmes. Nous étions échelonnés dans cette trouée pour que notre intervention soit prompte et efficace. Alors apparut la rose lueur du jour nouveau...
... Mes hommes placés à l’entrée du défilé, derrière une avancée de rocher, m’avertirent d’un mouvement violent dans la plaine. Nos proies n’allaient pas tarder. Je fis signe à ceux placés derrière le barrage de se tenir prêts à allumer un grand feu d’herbes encore humides de rosée. Il enfumerait et effraierait encore plus les bœufs quand ils arriveraient. Flammes et fumée, soutenant sa relative faiblesse, leur ôteraient toute velléité de l’enfoncer. Les guetteurs de l’entrée savaient eux aussi quoi faire : supprimer les conducteurs du dernier chariot pour empêcher toute manœuvre des autres et les bloquer. Sans leur réussite parfaite et immédiate, notre plan serait compromis. Les bœufs savent aller à reculons. Nous pourrions en perdre un ou deux...
... Nous n’eûmes rien de cette sorte à déplorer. Les bœufs pénétrèrent tous, à la queue leu leu, dans le défilé. À peine les premiers arrêtés pile devant l'obstacle, les autres, bloqués par leur brusque arrêt et manquant venir s’écraser dessus, en firent autant. Leurs conducteurs n’eurent que le temps de jurer. Nous étions déjà grimpés à l’assaut. Nos haches et nos glaives les faisaient taire à jamais... Sur le coup, nous n’avons pas pensé à faire de captifs. Ils y sont tous passés. Nous aurions pu l’éviter.

12/12/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 256

Un grondement, sonore comme une houle, monta de la foule. On y reconnaissait, au milieu des onomatopées hostiles qui ponctuent toujours l’évocation d’une lâcheté, quelques réflexions plus compréhensibles, pas plus amènes pour autant : “ Quels fumiers, ces forgerons, grandes gueules, prétentieux, mais fainéants comme mange-miel en saison froide ! ”. Pewortor, que Kleworegs avait installé à ses côtés, pour l’honorer à ce qu’il lui avait dit, se leva d’un coup. Sa stature en imposait à tous. Le concert de gueule se calma, se transformant en chuchotis, toujours hostiles, plus discrets et quelque peu interrogatifs : “ C’est Pewortor, le couard ! ” – “ Couard, tu plaisantes, il ne serait jamais devenu ner ! ” – “ Il paraît qu’il a fait quelque chose d’extraordinaire ! ” – “ S’il était un lâche, Kleworegs n’aurait pas toléré qu’il restât à son côté. Il lui aurait même interdit de se montrer. ” – “ Ah, taisez-vous ! Il va parler ! ”
L’humeur de l'assemblée n’avait rien pour l'effrayer. Son charisme l'empêchait, quoique assez échauffée, de passer à l’ébullition. Elle tendait même à s’apaiser. Qui se dresse face à l’émeute mérite le respect. Il serait contraire à l’honneur de ne pas l’écouter, dût-on le tuer après. Elle se calma tout à fait quand Kleworegs reprit la parole :
– J’avais eu raison de leur faire confiance. Écoutez, de sa bouche, ce qu’avaient fait Pewortor et ses compagnons !
Il se rassit. Le forgeron les regarda un long moment, à nouveau tranquilles et attentifs. Dommage que ce calme ait résulté de l’influence du roi, non de son pouvoir sur la masse déchaînée. Il accentua la profondeur et la raucité de sa voix. Ce ton et cette manière de parler impressionneraient. Et peut-être – il n’usait pas avec autant de facilité que son roi de la langue noble des hymnes et épopées utilisée par les guerriers quand ils content leurs exploits – lui permettraient-ils de faire passer ses cuirs et ses pataquès. Il eût été plus à l’aise dans le patois local, compris de chacun, mais se devait, en tant que ner, d’utiliser leur langage. Wulkanos en soit remercié, il les côtoyait tous les jours. Parler comme eux n'était pas au-dessus de ses moyens. Il commença, en phrases lentes, comme s’il cherchait ses mots et ses tournures... Bien souvent il les cherchait.

11/12/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 255

... Reconnaissons une qualité à ces brigands. Ils n’avaient pas de bonnes sentinelles – elles n’avaient pas senti notre approche –, mais des réactions vives. À peine nous surgissions, tous étaient déjà debout, arme en main. Ils se battirent comme des enragés. C’est là que nous eûmes nos premiers et seuls morts. Très vite, je fis deux remarques, aucune de nature à me réjouir...
... Tout d’abord, ils ne faiblissaient pas. Malgré leurs mauvaises armes (de parade et d’apparat, splendides avec leurs lames de cuivre et leurs poignées décorées de motifs dorés, mais piètres au combat), ils nous tenaient tête en forsenés. J’en compris vite la raison. Ils espéraient nous retenir et nous retarder assez longtemps pour permettre à leurs chariots de prendre le large. Leur tactique, au prix de nombreuses vies dans leurs rangs, réussissait. Leur convoi, où certains dormaient, s’était ébranlé dès notre attaque. Il s’éloignait au plus vite de l’allure des bœufs à leurs brancards. Le reste de la bande formait pour protéger leur fuite un barrage infranchissable. Il se déplaçait de telle sorte qu’il y avait toujours, en face du coin que nous formions pour les enfoncer, un épais mur humain. Il n'était pas inentamable. Il s'érodait, mincissait sous nos coups... pas assez vite. Il tiendrait jusqu’à ce que les lourds chariots soient au large. Ceux qui le constituaient décrocheraient aussitôt après. Ce n’était plus la rage, mais le désespoir qui me tenaillait. Les véhicules où s’entassait notre plus belle prise à venir se rapprochaient du défilé aux parois de craie tranchant sur le vert environnant. S’ils y pénétraient, adieu le butin ! Nous le perdrions à jamais...
... Je vous ai parlé d’une deuxième remarque. Elle me chiffonnait autant, sinon plus, que cette résistance inattendue et féroce. Forgerons et charrons avaient insisté pour venir, nous privant de la compagnie et de l’assistance de plusieurs excellents guerriers, même s’ils étaient affaiblis à cause de blessures légères ou de maladie... Voilà qu’ils nous avaient abandonnés. Ils n'étaient pas si nombreux, mais leur petit nombre eût fait la différence. Il nous aurait permis d’enfoncer les lignes ennemies, qui, les chariots disparus, se débandaient. J’entrepris de les envelopper. Que nous ayons au moins, à défaut de butin, des captifs ! Pendant que j’ordonnais cette manœuvre, je les maudis de leur désertion à la faveur de la nuit, comme je me maudis d’avoir cédé à leurs objurgations, leurs arguments, leurs prières... Dire qu’il m’arrivait, parfois, de les croire dignes de combattre.